Elle monte lentement, ça y est, elle prend ! Du bout des lèvres, la bouchée délicieuse est happée d’une aspiration furtive par l’affamée. « Oh ! Mais surprise ! » Ce mets de choix vient de laisser à notre poisson un goût piquant en bouche. Un ferrage en souplesse, un bref combat, et c’est finalement une mise au sec en règle avant le traditionnel cérémonial du relâcher. C’est Alan qui est à l’autre bout de la soie. Alan, des truites, il en a pris ! Cent vingt et pis des milles avec l’ami Vincent ou l’« Vieil Emile ».
Plumes magiques
Cette mouche, il la doit en partie à son ami bécassier qui le suit depuis la rive. Lui ne pêche pas aujourd’hui, il regarde, il photographie. Il lui a fourni la matière première, les plumes. Il veut savoir ce qu’il advient de ces fameuses « plumes de croupion ». En fait, elles se sont métamorphosées en une magnifique imitation que le pêcheur a fabriquée de ses mains. Un insecte minutieusement reproduit, un trichoptère. Un sedge, tiré du toupet situé sur la glande uropygienne d’une mordorée. C’est de cette excroissance que la belle des bois tient « La Gomina » si chère aux rockeurs des années soixante dix, pour « faire sa plume ». Ce duvet a un pouvoir flottant idoine pour une artificielle. Son chamarré rend l’imitation fort appétissante. Elle est parfaite et irrésistible, nul doute, elle fera mouche, ici sur La Touvre. La Touvre, sans conteste la meilleure rivière à truites de toute la région. Avec des poissons que tu dirais des saumons. Des gros, des bien ventrus, aperçus pendant le frai qui, à l’ouverture venue, dans les fosses profondes ont étrangement disparu. La Touvre si riche en nourriture, la Touvre, « La rivière des goulues ».
La « plume de croupion » va si bien à ces gobeuses éphémères.
Les plumes ? Si celles du peintre, pour la plupart, ornaient un certain chapeau, d’autres finissaient pinceau de précision, offertes aux mains d’amis artistes. Par contre, systématiquement, toutes celles prélevées sur le croupion terminaient leur migration dans l’inévitable écrin secret d’Alan. Quelques-unes, quand il était dans un jour de bonté, atterrissaient dans les boites de ses deux amis. Ils en faisaient une consommation telle qu’un curé n’eût pas le temps de toutes les bénir ! Les truites n’avaient qu’à bien se tenir.
Notre bécassier là au bord de l’eau a voulu que ce plumet soit celui cueilli sur une bécasse prélevée sur la Nouère, une autre petite rivière. Ruisseau peuplé encore de quelques beaux poissons sauvages mais je vous l’accorde, ce n’était pas hier. Il s’y est pris « des anguilles grosses comme un litre à étoiles. Tellement qu’elles étaient vieilles, qu’elles avaient de la mousse qui leur poussait sur la tête… ». Qu’on lui avait dit. « Même qu’on y a vu une bécasse nourrir, de lombrics ramassés dans la prairie voisine, une truitelle criant famine… ». Vous ne voulez pas me croire ? Je ne vous raconte plus rien alors ! Ah ! La Nouère, ses vairons, ses truites, ses morilles et… ses bécasses. Le pêcheur expert, là, à fleur d’eau, joue de son fouet. Le bécassier contemple son auguste gestuel qui fait danser la mouche dans la brise légère. Il le voit progresser dans l’onde en silence. Il devine son œil aiguisé épier sa proie. La soie propulsée dans un grand huit fait virevolter l’imitation vers l’espoir d’une belle prise. L’artiste n’est pas avare de ses gestes, il s’applique. Entre les lignes, il lit la rivière. Il la questionne, elle lui répond. Elle lui gazouille à l’oreille, lui donne des signes. Il se noie dans son lit pour la comprendre. Il traque la truite comme vous chassez la mordorée, avec passion et le plus grand respect.
Sept fois levée, trois fois manquée
Le bécassier toujours sur le bord de l’eau, se replonge dans les souvenirs de la quête de cette belle au long bec. Il se remémore cette bécasse voltigeant au même rythme que la mouche artificielle au gré du vent. Il la revoit lui échapper plusieurs fois à travers le maillage branchu. De méandre en méandre, elle lui en aura fait faire, du chemin dans le bois où « Au milieu coule une rivière… ». La Gordon interrogative aura dû faire preuve de persévérance, de ténacité et d’un peu de folie pour finalement offrir l’oiseau de sa quête à son bienheureux maître. Sept fois levée cette sorcière, trois fois manquée, avant de faire connaissance avec un vol de cendrées au détour d’un crochet. Tombée sur une souche au beau milieu de l’onde, tout juste désailée, notre bestiole ne se mit-elle pas à faire la roue, à s’ébouriffer pour tenter d’effrayer la noire. « Essaye encore ! » Intimidation inutile, la Gordon, insensible à cette provocation, sauta à l’eau, s’en saisit et la porta au sec. Elle la déposa bien à l’abri sur l’autre berge. De peur de la mouiller, la chienne refusera obstinément de rapporter. Elle fera bien plusieurs allers-retours mais juste pour reculer mettre à l’abri son « précieux » et revenir gueule vide. Ce n’est pas qu’elle refuse le rapport, elle est championne en ce domaine. De plus, c’est une véritable loutre. Il l’a vu ramener trois sarcelles dans une Charente en crue ou retrouver un colvert tombé à plus de trois cents mètres. Elle est bien capable de rapporter une bécasse sur quelques pas en se trempant à peine les pattes ! Mais, pas celle-ci, pas celle qui lui aura demandé tant de concentration pour arriver à la ruser. Cet oiseau mérite bien le respect de ne pas être mouillé. Si elle en a décidé autrement, ça sera autrement. Cette bécasse-là ne sera pas trempée. Le chasseur ira la chercher lui-même devant le refus entêté de la chienne. Alan aura ses « plumes de croupion » pour sa mouche sèche.
Le pêcheur, tel le héron équilibriste, surveille l’eau. D’une patte sur l’autre, il continue sa chorégraphie. Il scrute la surface à la recherche du moindre indice qui trahira sa prochaine victime. Voilà, ça y est, il la devine. Il s’arrête, il se tend comme la noire sur son graal. Il coule, il se rapproche, le voici en position. La belle vient de gober à l’ombre des frondaisons basses d’un saule protecteur et nourricier. La remise idéale ! Il fouette l’air de son fleuret, il allonge la soie qui s’étire avant de se poser. C’est ça, droit sur le poisson gourmand ! Notre bécassier qui ne perd rien de la scène se voit déjà récompensé. S’il offre ses plumes de croupion, il n’est pas non plus contre le fait de partager quelques bécasses rôties avec son ami. Il sait très bien que l’été venu, il aura droit à sa truite grillée. Le « No Kill » c’est bien mais la gastronomie l’est tout autant.
Le chasseur toujours là sur le bord de l’eau n’est pas seul à observer. A proximité, l’emblématique grèbe belliqueux, un des propriétaires des lieux, cherche la castagne à sa territoriale cousine, la poule d’eau. D’eau, certes, mais elle n’est pas mouillée et ne rechigne pas à querelle. L’oiseau, au bec rouge de colère, fait fuir de sa fureur le freluquet castagneux et par la même, se volatiliser la fario. « Peuvent pas aller s’crêper l’croupion plus loin, ces deux-là ». Le pêcheur bougon ronchonne, (ou le pêcheur ronchon bougonne, c’est selon…) enfin, il marmonne après ces peu amicaux intrus palmés. Il faudra attendre un long moment avant que le calme ne revienne. Il faudra être patient avant que le poisson ne daigne se remettre en poste tandis que notre « héron » fait le pied de grue.
Il lance et relance inlassablement sa « plume de croupion »…
Enfin, la canne se courbe. Le moulinet crisse, se vide de son fil qui ouvre la surface de l’eau. C’est une grosse ! Elle dévale le courant, se contorsionne, saute. Elle essaie d’échapper à la piqure de ce piège. La truite lutte, l’homme rend la main, reprend du terrain. Elle replonge, repart dans un dernier sursaut et finalement abdique. Elle glisse à la surface de l’eau sur le flanc. L’épuisette gueule ouverte l’attend. « Splash, splash, splash », elle est… partie. Dans un dernier sursaut la fario a cassé la ligne, emportant l’imitation. Le moucheur resté pantois jura mais un peu tard : « La prochaine fois, j’vérifierai mes nœuds ! ». Le bécassier, lui, voit son festin lui passer sous le nez ! Qu’elle avait dû en manger des gammares. Sa chair devait être « rose orangée » et fort gouteuse. C’était une vraie « Grassette » de la Touvre ! Tu avais raison, Hibou Lugubre : « Il ne faut jamais vendre… non, il ne faut jamais ! »
« Bé alors ! C’est tout c’que t’en fais d’mes plumes de croupion ?