Cette citation, issue du remarquable livre de Charles Stépanoff, «L’animal et la mort», illustre parfaitement le statut bien particulier qu’occupe le chien dans le monde animal.
L’auteur nous livre une analyse largement documentée sur le rapport de l’Homme du monde moderne avec les animaux. Il distingue deux formes de traitement : l’animal-matière (animal de rente produit dans des bâtiments industriels), et l’animal-enfant (animal de compagnie, nourri, logé, toiletté, médicalisé, privé de vie sociale et sexuelle avec ses congénères…). Ancré dans le monde du sauvage, l’animal-gibier n’est quant à lui ni l’un ni l’autre. En somme, d’un côté des bêtes élevées pour être abattues et consommées, et de l’autre celles que l’on chérit.
Lesquelles ne pourraient vivre et exister sans être nourries de la chair et du sang des premières. Plus largement, Charles Stépanoff étudie ainsi nos relations contradictoires avec le monde du vivant. Car n’est-ce pas le même âge moderne qui a instauré l’amour protecteur de la nature parallèlement à sa destruction massive ? Nous voici donc tiraillés moralement entre deux visions radicalement opposées…et pourtant indissociables; entre la sensibilité protectrice étendue aux animaux de compagnie, et l’exploitation productiviste qui nous nourrit. Comment décrypter ce profond paradoxe ?
Dans la catégorie des animaux-enfants, il souligne les exceptionnelles facultés des chiens en matière d’intelligence sociale, leur disposition à échanger des regards et à rendre possible une attention conjointe avec l’humain, leur disposition à partager des émotions par-delà les frontières d’espèces. S’il en est ainsi, et à le lire, c’est probablement et principalement grâce à l’association avec les hommes pour des activités de chasse, lesquelles étaient indispensables à leur survie. D’ailleurs, il estime que la chasse reste encore aujourd’hui : «l’activité la plus répandue d’usage fonctionnel des chiens tout en donnant lieu à des formes très diverses de coopération et de communication inter-espèce (chiens courants, chiens d’arrêt, de rapport, de sang, etc.)».
Pour ce qui est de celle à courre, il la considère comme une des rares activités qui permette de nos jours une étroite collaboration entre les hommes et les chiens ainsi qu’une mobilisation optimale de leurs aptitudes naturelles. Il voit aussi dans ces traditions cynégétiques «d’autres façons d’entremêler vies humaines et vies animales» au-delà des concepts d’animal-enfant et d’animal-matière, lesquels dominent dans nos sociétés actuelles et finissent par nous sembler les seuls légitimes.
Car une des questions majeures n’est-elle pas de savoir quel mode de vie l’homme réserve à son compagnon ? L’humanisation à outrance associée à une perte d’autonomie qui se généralise aujourd’hui sont-elles recommandables lorsque l’on apprend que «la faculté d’accomplir librement des choix et d’utiliser ses capacités olfactives sont des dimensions essentielles de l’accomplissement mental et émotionnel du chien». Conditions rarement réunies lorsque le chien est réduit à la captivité que lui impose le strict statut d’animal-enfant.
Alors qu’en Occident au fur et à mesure qu’ont décliné les usages utilitaires (chasse, garde, trait, berger, combat, etc.) et que le modèle dominant est devenu celui du chien de compagnie, l’auteur nous révèle qu’il n’en est rien dans beaucoup de peuples à travers le monde. Les chiens de la Taïga par exemple ne reçoivent jamais d’ordres et cela ne les empêche pas de travailler en parfaite harmonie avec leur maitre. Ceux des steppes mongoles sont livrés à eux-mêmes, jamais caressés, souvent rudoyés. Chez eux on apprécie pourtant l’attachement au campement dont ils sont les ardents défenseurs. Cette indépendance des chiens est parfois poussée encore plus à l’extrême dans certaines peuplades arborigènes.
«Partout le chien participe à sa propre alimentation en chassant. Nulle part il n’est entièrement captif, sauf dans des situations où une règlementation occidentale est venue changer les comportements. Ces vies hommes-chiens sont fondées sur une double socialité faisant alterner des moments d’engagement conjoint du chien avec l’humain et des périodes d’autonomie, une forme de coexistence intermittente que connaissent également les troupeaux dans les élevages pastoraux».
Bref, cet ouvrage, bien que restant toujours dans la nuance, corrobore les bienfaits pour le chien que procurent les activités liées à notre passion. Mais au-delà de ces considérations sur le chien, la chasse est largement abordée, disséquée… Charles Stépanoff excelle dans l’analyse de la relation complexe qui se noue entre le chasseur et le gibier. Pour lui la chasse entre en contradiction avec le dualisme exploitation-protection. Elle est un mode de vie authentique, digne d’intérêt tant pour notre culture que pour la préservation d’espaces et d’espèces d’animaux sauvages (animaux-gibier), lesquels ne sont ni sacralisés comme l’animal-enfant, ni transformés en animal-matière.
Enfin, comment ne pas partager sa définition sur la chasse qu’il exprime ainsi : «Chasser est un acte volontaire de confrontation de l’humain avec un animal sauvage capable de lui résister… Il faut que la chasse puisse échouer, infligeant à l’homme l’expérience – aujourd’hui rare – des limites de sa domination… Conceptuellement, la chasse implique nécessairement une altérité qui résiste…». Face aux difficultés que peuvent rencontrer passionnés de Chasse et de Chien à expliciter leur passion, chacun d’entre eux trouvera dans ce livre des éléments de réponse pertinents et bigrement fouillés. C’est offert… sur un plateau. Ne reste plus qu’à se les approprier. Alors, et si cela n’est déjà fait, il faut lire… « L’animal et la mort ».
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